Quand le talent ne suffit pas …

Elle a été incarnée au cinéma par Isabelle Adjani en 1988.
Elle a été l’égérie d’Auguste Rodin, le célèbre sculpteur du Penseur.
Voilà ce que l’on connaît désormais de Camille Claudel, une sculptrice géniale que l’Histoire a passablement oublié. On vous raconte sa vie tragique, faite de passion, travail et folie.
Camille Claudel, l’intuitive
Une enfance solitaire
Camille Claudel naît le 8 décembre 1864.
Elle devient l’aînée de Louise et Paul, après la mort du premier-né du taciturne Louis-Prosper et l’austère Louise-Athénaïse.


La famille vit d’abord près de Villeneuve, dans un environnement peu porté sur la culture.
Pourtant, sans que l’on sache bien pourquoi, Camille Claudel se tourne très tôt vers la sculpture.
Fière, rebelle et sarcastique, elle n’a pas le caractère attendu pour une jeune fille de son temps …
Heureusement, puisque cette volonté farouche lui permet d’imposer sa vocation, dont elle ne parle qu’à Paul. Malgré les réticences de sa mère, Camille travaille la terre et enrôle même les domestiques de la famille qui posent pour elle !
En 1876, Louis-Prosper est nommé conservateur des hypothèques à Nogent-sur-Seine. Camille y rencontre Alfred Boucher, un artiste de 26 ans qui devient son premier mentor. Après plusieurs années à ne suivre que son intuition, Camille apprend la technique.


La vie d’artiste
Mais son envol vient en 1881, lorsque Louise-Athénaïse s’installe dans la capitale, pour éviter de suivre un mari qui déménage au rythme de ses mutations et pour assurer la meilleure éducation aux enfants.
À Paris, Camille Claudel se met à côtoyer les ateliers, où travaillent des artistes venus du monde entier.
Elle y retrouve son premier professeur Alfred Boucher, qui accepte de s’occuper d’elle et d’un groupe de jeunes femmes interdites de formation à l’École des beaux-arts.
Lorsque, par l’intermédiaire de Boucher, Camille présente enfin son travail au directeur de cette vénérable institution, ce dernier s’exclame : « Vous avez pris des leçons avec Monsieur Rodin !«
L’adolescente répond ne pas connaître ce sculpteur, dont on parle pourtant de plus en plus.
Trois ans plus tard, Boucher doit partir étudier à Florence.
Il confie alors ses élèves parisiennes à Auguste Rodin, en insistant chaudement sur le talent de Camille Claudel …

Passion et émulation
La rencontre
En 1883, Auguste Rodin a 43 ans.
Après de longues années comme artisan-praticien dans les ateliers de divers sculpteurs, il connaît la joie de diriger enfin le sien. C’est grâce au succès de La Porte de l’Enfer, commandée par l’État en 1880.


Rodin s’occupe volontiers du groupe de jeunes filles artistes, rondement menée par Camille Claudel.
Il leur enseigne l’importance de l’observation et comment modeler parfaitement le profil d’une statue.
Le nom de Rodin attire l’intérêt du milieu et le travail de Camille se fait rapidement remarquer.
Un de ses plâtres, le Buste de Mme B…, est retenu pour le Salon des Artistes français, un événement artistique qui lance les carrières.
« Je lui ai montré où trouver de l’or, mais l’or qu’elle trouve est bien à elle. »
Auguste Rodin sur Camille Claudel
Un amour né dans la glaise
En 1884, Camille Claudel intègre l’atelier de Rodin, rue de l’Université.
Le travail est physique, technique et ingrat : comme partout ailleurs, toute production doit garder le style du maître, qui sera seul à la signer.
La jeune femme s’impose pourtant dans une équipe fortement masculine et ne craint pas de donner mille idées.
Rodin admire son talent, son efficacité, ses conseils, sa reconnaissance … Et l’amour naît !
Auguste a beau être depuis vingt ans en couple avec Rose (qu’il épousera l’année de sa mort), il ne va pas renoncer à Camille.
« Je t’embrasse les mains mon amie, toi qui me donnes des jouissances si élevées, si ardentes. Près de toi, mon âme existe avec force, et, dans sa fureur d’amour, ton respect est toujours au-dessus. Le respect que j’ai pour ton caractère, pour toi ma Camille est une cause de ma violente passion. Ne me traite pas impitoyablement je te demande si peu. »
Lettre d’Auguste Rodin à Camille Claudel, vers 1886
L’amour qu’ils se portent mutuellement les pousse à produire, produire, produire …
Les œuvres, pensées et réalisées ensemble, se multiplient.

Crises et promesses
Au fil des années, leur relation connaît aussi des bas.
Par moments, Camille Claudel ressent le besoin de prendre de la distance avec Rodin.
Le couple n’est pas sur la même longueur d’onde en ce qui concerne la vie sociale.
Si Camille se sait « sauvage » en public, Auguste apprécie de plus en plus les mondanités … Et les mondaines !


Camille passe le printemps 1886 en Angleterre, une absence qui plonge le sculpteur dans le désespoir.
Elle exige plus de constance et une relation exclusive, alors pour la reconquérir, il promet le mariage.
Rassurée, elle se replonge à corps perdu dans le travail, en réalisant notamment Sacountala, une réponse enflammée, véritable gage de son amour.

En 1888, malgré leur succès personnel, le couple connaît de nouvelles tensions, qui décide Camille à prendre son indépendance. Elle s’installe 113 boulevard d’Italie.
Bien que Rodin loue le nº68, où ils vivent leur passion, il fait de trop fréquentes (au goût de Camille) visites à Rose, qui elle aussi se sent délaissée.
La frustration d’être dans l’ombre de Rodin, tant sur le plan personnel que professionnel, grandit de plus en plus chez Camille.
« Je travaille toujours beaucoup à l’atelier de M. Rodin (…)
Lettre de Camille Claudel à la femme de Léon Lhermitte
Vous pouvez penser que je suis bien occupée n’est-ce pas.
On m’a dit que je fais des progrès, cela me console de ne pas travailler pour moi. »
S’ajoute un avortement subi entre 1890 et 1893, qui la traumatise, d’autant qu’elle vit seule cette expérience. Ni son frère Paul ni Rodin ne lui sont d’un quelconque réconfort.
Camille Claudel sans Auguste Rodin
Camille ne connaît qu’une réponse au malheur : le travail. Qu’elle expose, suscitant toujours de vives réactions, pas toujours positives.
Mais enfin, le verdict tant attendu tombe : « Ce n’est plus du tout du Rodin ».

L’absence de Rodin n’est pas que profitable. Grâce à lui, elle rencontrait surtout le Tout-Paris qui délaisse désormais une femme célibataire. De nature asociale, Camille se renferme de plus en plus.
Côté cœur, elle chamboule sans doute le musicien Claude Debussy, qui gardera un exemplaire en bronze de sa Valse sur son piano jusqu’à la fin de sa vie.
Mais rien d’important : Rodin a trop compté.
Dès 1895, Camille travaille, jusqu’à l’épuisement.
Il le faut bien, avoir son propre atelier est un gouffre financier.
Il faut payer l’espace, le matériel, les modèles, les praticiens …
Son père et Paul, devenu diplomate puis auteur, l’aident.
Ainsi que plusieurs de ses amis artistes qui poussent à l’achat de ses œuvres.
Le sculpteur Antoine Bourdelle, le journaliste Octave Mirbeau, Rodin lui-même qui la décrit dans une lettre comme « une artiste incomprise ».
Camille travaille des matériaux à la taille éprouvante, comme l’onyx vert de La Vague et Les Causeuses.


Elle reçoit de bonnes critiques, mais jamais autant que Rodin, qui organise une vaste rétrospective de son travail à l’occasion de l’Exposition Universelle de Paris en 1900.
Un projet qui augmente l’amertume de Camille, toujours coincée dans son triste atelier à tenter de joindre les deux bouts.
« Il semble naturel que je doive tout endurer, maladies, manque d’argent, manque de toute affection ce n’est jamais trop et ce qui pour une autre femme serait déjà un calvaire, pour moi n’est qu’un petit détail : il faut marcher quand même et ne pas demander grâce. »
Lettre de Camille Claudel à Gustave Geffroy, 1905

Une fin tragique
Un burn out mal diagnostiqué ?
La vie de Camille Claudel est un si long désespoir qu’elle sombre peu à peu dans la folie.
Dès 1906, elle se met à détruire chaque été ses œuvres produites dans l’année.
« À Paris, Camille folle, le papier des murs arraché à longs lambeaux, un seul fauteuil cassé et déchiré, horrible saleté. Elle, énorme et la figure souillée, parlant incessamment d’une voix monotone et métallique. »
Journal de Paul Claudel, 1909
Pendant ce temps, Rodin passe dans la postérité.
Il vit une passion tumultueuse avec la duchesse de Choiseul, qui le met en contact avec des étrangers influents.
Après avoir été présenté en Angleterre, son Penseur est placé devant le Panthéon de Paris.

Camille Claudel perd son dernier appui à la mort de son père, le 2 mars 1913.
Lui acceptait de l’aider financièrement, une charge que ni sa femme ni sa fille Louise ne veulent reprendre.
Camille apprend cette douloureuse perte alors que Louis-Prosper est déjà enterré.
On ne lui notifie pas non plus qu’elle sera interné dans une Maison de Santé spéciale, huit jours plus tard.
Le 16 avril, la famille se réunit pour organiser la gestion des biens de la sculptrice.
Trente ans internée
Camille Claudel passe à l’asile le reste de ses jours.
Rien de ce qu’elle demande à sa famille ne lui est accordé, pas même des permissions lorsque son état semble s’améliorer.
D’ailleurs, les visites sont rares, Paul ne vient la voir que 12 fois en 30 ans.
Les conditions de séjour se dégradent pendant la Première Guerre mondiale.
Beaucoup de malades meurent de faim.
Camille vit dans l’indigence et se refuse à toute production créative, de peur d’être spoliée.
Alors qu’elle l’accuse de son internement et du vol de son travail, Rodin est bouleversé par le sort réservé à son ancien amour. Il dédie une salle de son musée qui occupe l’hôtel Biron à l’oeuvre de Camille et tente d’améliorer ses conditions de vie. Sans grand succès.
Il décède en novembre 1917.
Quant à Camille, elle meurt le 19 octobre 1943, à 78 ans, sans doute des suites de la malnutrition.
Aucun membre de sa famille n’assiste à son inhumation.
« C’était bien la peine de tant travailler et d’avoir du talent pour avoir une récompense comme ça. Jamais un sou, torturée de toute façon, toute ma vie. Privée de tout ce qui fait le bonheur de vivre et encore finir ainsi. »
Lettre de Camille Claudel à Charles Thierry, un cousin de sa mère, 21 mars 1913
